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N’enterrons pas la psychanalyse

Jacques Perrin
La Nation n° 2237 6 octobre 2023

Il y a quarante-trois ans, jeune étudiant en philosophie imbu de connaissances fraîchement acquises, nous participions à notre premier entretien du mercredi. Monsieur Regamey recevait un psychanalyste italien. Influencé par l’épistémologue Karl Popper, selon lequel toute hypothèse véritablement scientifique doit s’exposer au risque d’être «falsifiée», nous prétendions que la psychanalyse n’était pas une science parce qu’elle se prémunissait contre la critique par des arguments ad hoc. «Cher Monsieur, nous répondit le psychanalyste, il est probable que la psychanalyse ne soit pas une science aussi rigoureuse que la physique, mais mon expérience clinique me montre qu’elle apaise parfois les souffrances de l’âme.»

Aujourd’hui, ce type de connaissance et de pratique n’a pas du tout bonne presse. Déjà en 1972, Gilles Deleuze et Félix Guattari attaquaient avec violence la psychanalyse, dans L’Anti-?'dipe. En 2005 parut Le Livre noir de la psychanalyse (vivre, penser et aller mieux sans Freud). En 2012 le philosophe Michel Onfray publia Le Crépuscule d’une idole. L’affabulation freudienne. En 2023, c’est Sophie Robert qui se demande: La Psychanalyse est-elle une secte?

Les neurosciences règnent sur le marché. Les médicaments, voire le transhumanisme, auront raison des maux de l’âme, croit-on.

Un site politique français d’inspiration souverainiste, le Cercle Aristote, a récemment attiré notre attention sur la psychanalyse en invitant un tout jeune philosophe français, Jérémy Berriau, à parler de son livre sur Jacques Lacan, lequel opéra entre 1950 et 1981 un retour à Freud, dans un jargon qui nous avait dissuadé de tenter toute approche. Nous avons cependant lu deux disciples de Lacan, Charles Melman et Jean-Pierre Lebrun, plus accessibles, qui étudiaient les affections psychiques de L’Homme sans gravité – titre d’un livre de Melman – sommé de consommer et jouir dans la société libérale du début du XXIe siècle. Le ton légèrement réactionnaire de ces auteurs nous avait plu. Ils sont réticents face au posthumanisme, à la théorie du genre, au changement de sexe, à la GPA. Le féminisme expulse un peu vite le père (et le Père), son nom et le non qu’il profère pour permettre la vie en société. La mort du patriarcat déjà affaibli depuis bien longtemps selon Lacan est peut-être néfaste à l’éducation et à la transmission d’un esprit de fraternité (et de sororité) bienvenu… Il ne semble pas que les progrès sociétaux tant vantés aient diminué de beaucoup le nombre de traumatismes psychiques, bien au contraire.

Seulement, il ne faut pas se contenter d’un attrait idéologique pour juger de la vérité d’un livre. L’expérience clinique des auteurs, leur bienveillance, le nombre de patients secourus par eux et le pouvoir explicatif de leurs théories comptent davantage.

En outre, même si les médicaments ne nous horrifient pas, nous avons la faiblesse de croire que la parole adressée au patient par un psychiatre ou un médecin généraliste a la vertu de soigner, voire de guérir. Un médecin vaudois, Pierre Magnenat, amateur d’art et de littérature classique, l’a bien montré dans La Médecine prise aux mots, opuscule paru en 2005 aux éditions de l’Aire. L’auteur n’avait rien contre les avancées techniques de la médecine moderne, dont il tirait profit, mais il pensait que la vue avait injustement détrôné le toucher, l’ouïe et la parole du médecin. Le contact des corps et la parole partagée permettent le rapprochement des esprits. L’équipement irremplaçable, c’est le clinicien lui-même. Pour lutter contre la dépersonnalisation du malade et lui éviter de sombrer dans l’anonymat, le médecin doit être tout entier dans sa parole et non l’interprète de propos banalisés. La parole permet de dire son amour et sa compassion […] Le médecin d’autrefois parlait latin. Le médecin moderne parle anglais. Le bon médecin parle au patient. Des mots pour des maux; un centurion romain adresse cette demande au Christ: Dis seulement une parole et mon serviteur sera guéri (Matthieu 8,8).

Un thème nous préoccupe: la violence. Aussi le titre d’un livre exposé en librairie nous a-t-il séduit: A l’origine de la violence. D’?'dipe à Caïn, une erreur de Freud? Un psychanalyste prétendait découvrir les racines de la violence. Chiche! Nous lûmes le livre et l’autobiographie de l’auteur, Gérard Haddad, intitulée Le jour où Lacan m’a adopté. Encore un lacanien! Cette lecture confirma notre idée que la psychanalyse présente un intérêt non seulement curatif, mais aussi philosophique, politique et religieux. Elle décrit avec justesse certains maux de notre époque sans prétendre leur trouver un remède infaillible.

L’étonnant parcours de ce médecin âgé de 83 ans mérite d’être relaté. Il s’agit d’un Juif sépharade d’origine tunisienne, aîné de quatre frères et d’une sœur. La cohabitation des Juifs, des Arabes et des Français réussit mieux en Tunisie qu’en Algérie, mais le conflit israélo-palestinien rendit soudain le sort des premiers moins enviable. Gérard entretenait une relation orageuse avec son père qui le voyait médecin. Il préféra étudier l’agronomie en France. L’ingénieur agronome se spécialisa dans la culture du riz, exerçant son métier en Afrique, non dans un bureau de Dakar, comme il aimait à le dire, mais dans la brousse. Au scandale de son père, il épousa Antonietta Pegolo, une Italienne goy, mais communiste et athée comme lui. Le couple eut trois fils. Haddad passa beaucoup de temps en Afrique, sa famille demeurant en France. Il tira souvent le diable par la queue. Il souffrit de névrose obsessionnelle agressive. La folie le terrorisait. A Paris, il suivit dès 1969 une psychanalyse avec Jacques Lacan, jusqu’à la mort de celui-ci en 1981. Cette rencontre fut décisive. Haddad entreprit sur le tard, dans le dénuement matériel, des études de médecine pour devenir psychiatre. Avec l’accord de Lacan, il s’aventura après son doctorat dans la psychanalyse. Ensuite il se réconcilia avec son père et sa judaïté, se découvrant un second maître: le controversé penseur juif Yeshayaou Leibowitz, né à Riga en 1903 et mort en Israël en 1994, un temps officier de la Haganah, admirateur comme Haddad du médecin et philosophe juif Maïmonide1. Leibowitz, sioniste, s’opposait cependant à l’occupation des territoires arabes. Haddad traduisit de l’hébreu en français plusieurs des ouvrages de celui-ci.

Le psychanalyste rédigea lui-même une vingtaine de livres. Il accorde du poids au sentiment religieux. Sa pensée a ceci d’original qu’elle marie les enseignements de la Torah et du Talmud avec la psychanalyse freudo-lacanienne qu’il élargit. Le mythe du parricide originel élaboré par Freud dans Totem et tabou le laisse dubitatif. Il reconnaît la validité du complexe d’?'dipe, à condition de l’articuler avec un autre complexe. En étudiant les attentats djihadistes – Haddad habite à deux pas du Bataclan – il se rendit compte que de nombreux couples de frères étaient impliqués dans ces horreurs. Selon Haddad, le fratricide, le meurtre d’Abel par son frère aîné Caïn, figure l’origine de la violence humaine. C’est le véritable péché originel.

Nous examinerons bientôt en quoi consiste le complexe de Caïn.

Notes:

1   Que Magnenat cite aussi en épigraphe: Que dans le malade, je ne voie jamais que l’homme.

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