Le plébiscite en Suisse (La Nation, février 1942)
O. D.
La fin des Cantons
L’initiative socialiste demandant de porter de sept à neuf le nombre des conseillers fédéraux et de les faire élire directement par le peuple est soumise à la votation populaire sans contre-projet. On doit au Conseil des Etats ce coup d’arrêt à la démagogie, tandis que le Conseil national voulait présenter un texte qui aurait été un compromis.
En vérité, l’attitude de la Chambre qui représente le peuple suisse est logique. Si la Suisse est une démocratie, pourquoi ne pas soumettre son gouvernement à l’élection directe dans un arrondissement électoral unique? N’est-ce pas le moyen d’établir entre le «souverain» et ses représentants ce contact étroit tant souhaité? Les arguments des adversaires ne prévalent pas contre les principes du régime.
En revanche, la position ferme prise par le Conseil des Etats est également conforme à la nature de cette assemblée représentative des Etats suisses. Si la Suisse est une confédération d’Etats souverains, il est clair que le peuple suisse n’existe pas, qu’il ne détient aucune parcelle de souveraineté et ne peut être consulté sur le mode le meilleur pour constituer le gouvernement fédéral. Il appartient aux Etats confédérés de le former par délégations de pouvoirs.
La question est donc résolue, et si les inconvénients énumérés par la presse sont si nombreux et évidents, c’est parce que le principe de l’élection du Conseil fédéral par le peuple est absolument faux. Les cantons méconnus en tant qu’Etats souverains, le principe suivant lequel un canton ne peut donner plus d’un conseiller fédéral ne tarderait pas à être écarté. On concevrait plus malaisément encore la garantie de la représentation traditionnelle des populations françaises et italiennes. Si le peuple suisse existe, que viennent faire ici ces privilèges diviseurs? La seule loi du nombre l’emporterait, comme partout, sur ces vestiges de nos diversités passées.
Démocratie = ploutocratie
Ces progrès de la démocratie n’iraient pas sans entraîner chez nous les mêmes conséquences qu’ailleurs, conséquences dont notre fédéralisme a freiné le libre développement.
Toute élection coûte chère et d’autant plus que la campagne électorale s’adresse à un plus grand nombre d’électeurs. De la commune, où les frais demeurent modestes, du canton, où ils sont déjà élevés, ils font un saut impressionnant pour les votations fédérales. Celles-ci demandent quelque centaines de mille francs, selon la virulence de la propagande. Or, une campagne pour l’élection du Conseil fédéral par le peuple dépasserait en intensité, en tapage et en frais tout ce que nous avons connu jusqu’ici. Il n’est que de voir l’élection du président aux Etats-Unis. C’est le triomphe de la ploutocratie. Telle est d’ailleurs l’aboutissement fatal de la démocratie lorsqu’elle sort des limites d’une petite communauté.
La fin de la neutralité
Enfin, comme en France pour les élections au Parlement et aux Etats-Unis pour la présidence, on verrait la politique étrangère, absente de nos autres élections, devenir l’enjeu de la lutte électorale. Si la diplomatie de la place publique est déjà, on ne le sait que trop, le contraire d’un bienfait pour les grandes républiques, ce serait une catastrophe pour la Suisse, chez qui le principe de la politique internationale est la neutralité. Celle-ci serait irrémédiablement compromise si même elle n’était pas combattue. Jamais M. Motta n’aurait pu agir comme il l’a fait si sa présence au Conseil fédéral avait dépendu d’une consultation populaire. Quand l’opinion publique s’aperçoit des fautes et des succès, il est trop tard.
Collusion significative
Toute personne qui conçoit la Suisse, à l’intérieur, comme une Confédération d’Etats souverains et, à l’extérieur, comme un Etat pratiquant une politique de neutralité permanente, ne peut concevoir que le directoire du Corps helvétique soit, d’une manière quelconque, soumis au vote d’un pseudo-peuple suisse. En revanche, il n’est pas surprenant que les socialistes aient vu venir à leur secours le groupement des Suisses nationaux-socialistes. Nous avons maintes fois relevé la parenté de ces doctrines, également hostiles à notre fédéralisme traditionnel, également centralisatrices et étatistes, parce que toutes deux essentiellement démocratiques, bien que selon des modalités différentes. Elles reposent l’une et l’autre sur le principe de la volonté du peuple. Pour les uns, cette volonté s’exprime selon les formes parlementaires et pour les autres dans un seul homme, un chef plébiscité.
Il est donc normal que les Suisses démocrates, qu’ils soient partisans de la démocratie parlementaire ou de la démocratie autoritaire, s’accordent pour soumettre le gouvernement fédéral au plébiscite du peuple suisse. Les seuls adversaires logiques de ce système sont les Suisses nationalistes et fédéralistes.
ALPHONSE MOREL
La Nation, février 1942
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Une initiative antisuisse – Editorial, Olivier Delacrétaz
- Défense du français – Antoine Rochat
- Fédéralisme à géométrie variable? – Frédéric Monnier
- Relire un Camus – La page littéraire, Félicien Monnier
- Vive Gustave Doret! – La page littéraire, Jean-Jacques Rapin
- Recherche sur l’être humain – Denis Ramelet
- Une stratégie, pas une morale – Revue de presse, Philippe Ramelet
- Perles orthographiques à l’Etat de Vaud – Revue de presse, Ernest Jomini
- Eviter un futur conflit de générations – Cédric Cossy
- Ecrire des gros mots, ce n'est pas bien; les répéter, c'est pire – Le Coin du Ronchon