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Un casse-cou

Jacques Perrin
La Nation n° 2249 22 mars 2024

Si le prix du livre controversé existait, celui d’Emmanuel Todd, Défaite de l’Occident, l’obtiendrait. La guerre en Ukraine a rappelé aux Occidentaux que l’histoire ne s’achève pas dans un paradis consumériste. L’ouvrage de Todd scandalise l’opinion politico-médiatique. Il prédit la défaite de l’Ukraine soutenue par l’Occident face à la Russie.

Né en 1951, Todd, de nationalité française, pourvu d’origines bretonne, anglaise et juive, s’est spécialisé au début de son cursus de sociologue dans l’étude des structures familiales. On pourrait le considérer comme un homme de gauche qui déjoue, non sans jubilation, la commode distinction de la droite et de la gauche en politique. On le traite de complotiste et de valet de Poutine.

Le livre nous passionne parce qu’il aborde des questions qui nous préoccupent: les notions de vérité et de respect du réel ont-elles encore un sens? Vivons-nous dans une civilisation nihiliste, aspirée par le néant, notamment démographique? La religion chrétienne influence-t-elle encore la politique? Les nations, dont la nôtre, ont-elles un avenir?

Dans son ouvrage de 370 pages, Todd franchit les limites de l’anthropologie familiale; il se fait philosophe, économiste, géo-politologue et historien. Il accumule les cartes, les graphiques, les chiffres et les données. Nous n’avons pas la compétence de juger de la véracité des allégations de Todd; un avenir peut-être proche nous dira si ses prédictions et spéculations aventureuses tiennent la route.

Nous examinerons comment l’auteur définit les termes essentiels de son étude, puis nous résumerons celle-ci brièvement.

Todd se veut réaliste. La réalité politique est selon lui nationale. Il a voté non lors du référendum sur le traité de Maastricht en 1992. L’Etat-nation se définit par un territoire, une culture commune, un système politique. Il est nécessaire que ses échanges économiques soient équilibrés, qu’il produise et vende un peu plus qu’il n’achète à l’étranger. Une classe moyenne forte garantit le bon fonctionnement d’une nation.

La souveraineté est la capacité d’un Etat-nation à définir de manière indépendante ses politiques intérieure et extérieure sans ingérence étrangère. Les Etats vraiment souverains sont rares: les Etats-Unis, la Chine et la Russie. L’Union européenne prétend maintenir et renforcer les nations inertes qui la constituent; elle veut en réalité les voir dépérir au profit du pouvoir central bruxellois. La guerre en Ukraine a montré que l’Union européenne dépend militairement de l’OTAN, dirigée par les Etats-Unis.

Todd est dur à l’égard des Etats-Unis. Organisme essentiellement militaire et violent dirigé par une petite clique néo-conservatrice, les Etats-Unis ont perdu la direction que leur donnait la classe dirigeante blanche anglo-saxonne, les WASP. L’Amérique n’a plus que des gouvernants sans culture, aveugles à la diversité du monde, sans morale, séniles comme Biden ou vulgaires comme Trump. Todd pense que la religion aux Etats-Unis est au niveau zéro: le «croissez et multipliez» est oublié, les cultes sont moins fréquentés, les baptêmes et les mariages moins nombreux, les incinérations préférées aux inhumations, le mariage gay a été accepté, signes selon Todd que la religion chrétienne disparaît. C’est aussi le cas en Europe, voire en Russie où le pouvoir se sert de l’orthodoxie. Athée estimant que les connaissances scientifiques rendent la foi impossible, Todd respecte pourtant la religion. La perte du substrat chrétien lui semble irréversible, celle de la moralité induite par le christianisme aussi. C’est la clef des turbulences mondiales actuelles. La matrice religieuse est indispensable car les besoins spirituels demeurent, de même que le mystère de la finitude humaine à laquelle le christianisme donnait un sens. Rien ne remplace celui-ci, d’où la déification du vide, le nihilisme, pulsion de destruction des hommes et choses, qui préside aux guerres. Le nihilisme nie la notion de vérité, interdisant toute description raisonnable du monde. L’Occident vante ses valeurs tandis que son nihilisme abat toute vertu et toute moralité. Todd, en tant que scientifique, affirme que le vrai et le bien sont consubstantiels, que le faux et le mal coopèrent dans le vide.

L’Amérique et ses vassaux, les pays anglo-saxons et l’Union européenne, sont victimes de démesure et de narcissisme. Ils se croient appelés, comme au bon vieux temps des colonies, à donner des leçons au reste du monde qui ne leur obéit plus.

Le premier des onze chapitres est consacré à la Russie, Etat-nation classique et stable, démocratie autoritaire qui se porte mieux depuis l’accession de Poutine au pouvoir après une affreuse période d’anarchie entre 1989 et 1999. La Russie veut conserver la Crimée et le Donbass, tenir l’Ukraine hors de l’OTAN. Sa démographie est trop faible pour lui permettre une guerre longue. La Russie ne menace pas l’Europe. Ses 146 millions d’habitants pèsent peu face aux 800 millions de l’espace otanien.

L’Ukraine (chapitre 2) est énigmatique. Le sentiment national existe surtout à l’Ouest (Lviv) et au Centre (Kiev). Le pays ne parvient pas à former un véritable Etat. Depuis 2014, il n’est plus une démocratie. Sa partie russophone, où l’usage de la langue russe est interdit, a décliné. L’Ukraine s’est dépeuplée par une forte immigration à l’Ouest avant et durant la guerre, et à cause du départ de beaucoup de russophones vers la Russie. Sa démographie n’est pas meilleure que celle de la Russie. Todd la considère comme un Etat failli et corrompu, comme une nation nihiliste ayant besoin de la guerre pour exister et dont les élites demeurent inconsciemment attachées à la Russie.

Le chapitre 3 traite de l’Europe orientale, russophobe pour des raisons qui ne sont pas si évidentes. Todd éprouve une certaine sympathie pour la Hongrie où est né son grand-père paternel juif.

Au chapitre 4, l’auteur affirme qu’en Occident, les oligarchies démocratiques se sont substituées aux démocraties nationales.

L’Europe, sans pensée ni action autonomes, (chapitre 5) subit un suicide assisté. Seule l’Allemagne, puissance économique et nation-machine, pourrait survivre, mais un cauchemar hante les Etats-Unis: l’entente germano-russe.

La Grande-Bretagne multiculturelle (chapitre 6), désintégrée économiquement et socialement, déçoit Todd. Il était favorable au Brexit qui, croyait-il, relèverait les classes populaires anglaises et assurerait la renaissance de la nation. Ce ne fut pas le cas. En fait, la part de l’élite britannique qui avait soutenu le Brexit travaillait pour l’Amérique. Elle en est le roquet docile, atteinte d’un bellicisme à la fois triste et comique. Il existe un axe Washington-Londres-Varsovie-Kiev. Todd n’a pas un mot pour la monarchie.

Les quatre pays scandinaves (chapitre 7) sont devenus belliqueux au service de l’OTAN, malgré ou plutôt à cause de leur féminisme.

Les chapitres 8, 9 et 10 parlent des maux divers dont souffre l’Amérique, de son économie déséquilibrée, de la volatilisation de son industrie, de sa dépendance aux produits et aux ingénieurs importés, de la chute de l’espérance de vie (obésité et opioïdes), de l’abaissement du niveau scolaire, de la maladie incurable du dollar.

Le chapitre 11 explique pourquoi le Reste du monde a choisi le camp de la Russie.

Todd parle à peine de son propre pays. Il le qualifie de fidèle adjudant de L’Allemagne.

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