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La force selon Simone Weil

Jacques Perrin
La Nation n° 2276 4 avril 2025

Simone Weil (1909-1943), philosophe qui a connu souffrances et malheurs, s’est beaucoup interrogée sur ces réalités de toujours, notamment dans l’Iliade ou le poème de la force, paru en 1941 dans les Cahiers du Sud, au moment où les Allemands occupaient la moitié de la France.

Nos lecteurs connaissent les poèmes épiques d’Homère, l’Iliade, l’Odyssée et leurs personnages, Hélène, Achille, Patrocle, Hector, Ulysse, Pénélope… Simone Weil retraduisit certains vers de l’Iliade et jugea que la force en est le sujet véritable.

Selon les dictionnaires, la force est d’abord physique, musculaire. Pouvoir de contrainte, elle désigne toute cause dont l’action provoque la déformation d’un corps ou en modifie le mouvement. Elle est aussi une vertu, la force d’âme, autrement dit le courage.

Simone Weil ne distingue pas la force de la violence. L’homme manie la force pour soumettre les animaux ou d’autres hommes. La force terrifie. Elle fait se rétracter la chair des hommes?; l’âme humaine est courbée sous la contrainte. Quand elle reste suspendue sur l’être humain vivant, la force le transforme en chose qui a une âme, et au bout du compte, en cadavre. L’esclave est un compromis entre l’être et le cadavre. Sous l’empire de la force, il perd toute vie intérieure, comme l’homme libre perd la sienne quand les besoins naturels, manger, boire et dormir, le dominent continuellement, durant une sécheresse brûlante par exemple. La faim exerce un pouvoir perpétuel de vie et de mort.

La force écrase celui qui lui est soumis et enivre celui qui la possède ou croit la posséder. L’écrasement et l’ivresse sont les deux modes qu’emprunte la force pour chosifier les hommes. La vie humaine est fragile, les rôles changent vite. Même un soldat libre armé peut subir les coups de son chef. Il n’y a ni force ni faiblesse absolue. Arès, dieu de la mort au combat, est équitable dans l’Iliade, il tue ceux qui tuent. La honte de la peur n’épargne aucun combattant. Même Achille est soudain pris d’effroi devant Agamemnon, chef des Grecs. L’ivresse de la force prive parfois le violent de sa pensée, il ne calcule plus les conséquences d’un abus de force. La déesse Vengeance, Némésis, le punit?; elle s’en prend à tous ceux que guettent la démesure (hubris en grec), l’absence de limites.

Selon Simone Weil, l’Occident a perdu les notions d’équilibre et de mesure qui devraient déterminer la conduite de la vie. Dans l’Iliade et la tragédie grecque, le couple hubris/némésis n’est pas oublié. La victoire est une joie courte, qui passe bien vite. Les vainqueurs grecs, ivres de puissance, n’écoutant pas les conseils de prudence, veulent tout, non seulement récupérer Hélène, mais soumettre les Troyens et détruire leur cité. Ils deviendront bientôt les frères des vaincus, unis avec eux dans une même misère.

L’usage modéré de la force qui permettrait d’échapper à l’engrenage de la vengeance demanderait une vertu plus qu’humaine, aussi rare qu’une constante dignité dans la faiblesse. Il y a une tentation irrésistible de l’excès. La modération est dangereuse parce qu’elle implique une perte de prestige, lequel constitue, selon Simone Weil, les trois quarts de la force. Pour les guerriers, la mort est plus qu’une limite imposée à l’animal humain, c’est l’avenir tout proche?: L’âme souffre violence chaque jour, d’une façon inconcevable quand on n’y est pas […] Périr ou tuer, un double besoin de mort caractérise la guerre. Comment respecter autrui quand on a dû se mutiler de toute aspiration à venir?? Aucun héros de l’Iliade n’est capable d’une telle générosité, si ce n’est Patrocle, l’ami d’Achille, qui ne commet rien de cruel.

La nature de la force transforme l’homme des deux côtés. Elle pétrifie l’âme de ceux qui l’exercent et de ceux qui la subissent. Les dieux ou le destin créent cette pétrification double.

Cependant, dans l’Iliade, à de rares moments, il est possible de s’échapper de la force pétrifiante. L’âme s’exprime par le courage, quand sous les murs de Troie Hector décide soudain de faire face au destin, seul, sans le secours des hommes ou des dieux. Des éclairs d’amour illuminent le ciel noir de la force, sous forme d’hospitalité, d’amitié, d’amour filial, parental, conjugal, voire même de respect pour l’ennemi (Achille face au vieux Priam, père d’Hector). Ces moments de grâce font sentir ce que la violence fait perdre?: cette tendre amertume s’étend sur tous les hommes sous la clarté du soleil, révélant la condition commune à tous les humains. Tout ce qui est détruit est regretté. Au milieu de violences extrêmes, le poète évoque avec équité le monde de la paix, la vie des vivants, calme et pure, qu’ils soient Grecs ou Troyens.

L’Iliade dépeint la subordination de l’âme humaine à la force, à la matière?; nul sur la terre n’y est soustrait, mais tout ce qui échappe soudain à l’empire de la force à l’intérieur de l’âme y est aimé douloureusement. Le poème ne cache rien de la dureté du monde sans évacuer les effets de l’amour. L’amour est le contraire absolu de la force.

Selon Simone Weil, l’Iliade est la seule épopée véritable de l’Occident. La philosophe révère les Grecs autant qu’elle déteste les Hébreux, l’Ancien Testament rempli de massacres, et l’Empire romain. L’esprit de l’Iliade se prolonge chez les tragiques grecs, Eschyle et Sophocle, puis dans les Evangiles, dernière et meilleure expression du génie grec. Durant sa Passion, le Christ, vrai homme, tremblant devant la souffrance et la mort, est séparé de Dieu. L’amour et la justice ne sont possibles que si on connaît l’empire de la force. Les Grecs eurent la force d’âme qui permet de ne pas se mentir, tandis que les Hébreux et les Romains se sont crus soustraits à la commune misère humaine.

Simone Weil juge que l’esprit de l’Iliade et de l’Evangile ne s’est pas transmis aux générations successives de chrétiens?: le mensonge et le fanatisme servent toujours d’armure. Elle pense aussi que sa résurrection est possible à quatre conditions?: savoir que personne n’est à l’abri du sort?; ne pas admirer la force?; ne pas haïr les ennemis?; ne pas mépriser les malheureux.

Elle ajoute?: Il est douteux que ce soit pour bientôt.

Il nous est arrivé de distinguer force et violence. Nous croyons en la force juste. Les forces de l’ordre qui mettent les criminels en déroute agissent selon le bien. Simone Weil nous rappelle cependant que la limite est floue. La force juste relève aussi de la nature corporelle de l’homme. La tension dans une opération délicate, la peur devant les réactions imprévisibles des malfrats, le froid, l’obscurité, les intempéries et le désir de représailles, voire la jouissance de faire mal, transforment parfois la force juste en violence.

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