La politique médiatique vue par M. Supino
M. Pietro Supino, président de TX Group, holding qui coiffe notamment Tamedia, soit une vingtaine de titres dont 24 heures, a livré un grand article intitulé Plaidoyer pour une politique médiatique éclairée. Il n’est pas fréquent qu’un grand patron prenne lui-même la plume pour intervenir dans le débat public. Sa prise de position retient l’attention d’autant plus qu’il est à la tête d’une des principales entreprises d’édition journalistique de notre pays.
M. Supino commence par décrire un monde des médias en complète mutation depuis l’émergence d’internet et l’apparition des réseaux sociaux. Il est aujourd’hui possible de créer des sites web, des applications, des newsletters, des blogs et des posts avec un minimum d’effort. L’audio et les images animées peuvent être produits pour une fraction des coûts de naguère. Les progrès de l’intelligence artificielle accélèrent le mouvement. Des groupes internationaux renforcent leur domination. Parallèlement, l’offre des médias de service public s’est considérablement renforcée, avec la multiplication des chaînes de radio, de télévision et d’autres procédés numériques, ce qui ne va pas sans poser des problèmes de distorsion de concurrence envers les médias privés.
Or ceux-ci jouent un rôle important dans la vie politique et sociale. Ils mettent à disposition du public une plateforme d’information indépendante à partir de laquelle les citoyens peuvent forger leur opinion. Ils exercent une fonction d’observation, de contrôle et de critique des institutions. Et cela dans le respect des règles du métier, qui garantissent leur crédibilité. Il est donc dans l’intérêt public de les maintenir.
Pour cela, l’aide indirecte à la presse par l’allègement des tarifs postaux est une nécessité vitale. D’autres procédés indirects sont justifiés, comme le subventionnement de l’agence de presse suisse Keystone-ATS et des écoles de journalisme. On peut envisager aussi, comme l’essai en est fait dans certains Cantons, de financer un abonnement à choix en faveur des jeunes adultes. L’aide indirecte a l’avantage d’exclure toute forme d’influence sur le contenu des journaux et de ne pas fausser la concurrence.
Car M. Supino tient comme à la prunelle de ses yeux à l’indépendance de la presse. Si personne ne la remet en cause frontalement, la désinvolture avec laquelle certains acteurs du monde politique et éditeurs prônent un soutien direct de l’Etat aux médias est inquiétante. Car l’argent public ne peut pas être attribué sans critères. Dans le cas des médias, il devrait s’agir de critères liés au contenu.
On ne doit pas attendre des éditeurs de journaux qu’ils financent leurs publications à fonds perdus, même si la diversification de leur entreprise leur procure d’autres ressources. Car toute activité entrepreneuriale doit pouvoir s’autofinancer à long terme, quitte à se réinventer pour s’adapter au changement de la société. Mais il faut les protéger contre les distorsions de concurrence.
Et là, on en vient au rôle de la Société suisse de radiodiffusion et télévision (SSR), dont le large financement public permet l’expansion. Il n’est pas acceptable que la SSR diffuse ses contenus sur [des] plateformes internationales (Google, Youtube, Facebook, Instagram, TikTok), y dépense des sommes considérables pour leur promotion et contribue ainsi à la fuite de la publicité hors de Suisse. Si la SSR n’est pas prête à s’autolimiter, il faut soit imposer sa limitation, soit réduire ses moyens. Ses moyens ? Grâce à la croissance démographique et à la baisse des coûts de production, le mandat de la SSR, dicté par la Constitution fédérale, pourrait sans difficulté être accompli avec 200 francs de redevance par ménage. Si l’on ajoute 200 millions de francs de recettes commerciales annuelles, le budget serait plus important que le chiffre d’affaires de CH Media (Groupes NZZ et Aargauer Zeitung, avec nombre de journaux et de radios ou TV locales) et Tamedia réunis. Pour se limiter, la SSR devrait se concentrer sur l’audiovisuel et laisser le texte aux éditeurs privés. Elle devrait aussi viser à la complémentarité avec l’offre de ceux-ci, ce qu’elle refuse pour l’instant.
Deux dernières propositions retiennent l’attention: ne pas multiplier les interdictions de publicité alors que celle-ci tend à passer par l’étranger et étendre le droit d’auteur aux droits voisins des éditeurs pour que les plateformes internationales ne puissent plus reprendre les articles des journaux régionaux et intercantonaux sans les payer.
Le tableau que brosse M. Supino est sans doute fidèle à la réalité et les propositions qu’il formule nous semblent pour l’essentiel fondées et mesurées, de même que son refus des aides publiques directes. Bien sûr, le patron de Tamedia plaide pour sa paroisse et son éloge du journalisme commercial indépendant appelle de fortes réserves. Car il a été montré que la rédaction de nos journaux penche sensiblement à gauche. Leur souci de véracité est généralement bon dans l’exposé des faits, moins dans le grossissement de certains d’entre eux ou dans l’omission de ceux qui leur déplaisent; et les commentaires sont souvent inspirés de l’esprit égalitariste, voire «woke», de notre temps. Mais face au déferlement de messages de tout acabit sur les tablettes, informations ou désinformation, séduction d’influenceuses, mensonges de politiciens, complots, sottises en tous genres, face à ce brouhaha électronique qui tend à égarer ou assourdir les esprits, les médias traditionnels, selon leurs règles professionnelles, offrent un socle d’informations qui continue à faire référence. Il faut s’efforcer de les préserver.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Responsabilité de la presse régionale – Editorial, Félicien Monnier
- Dans le courrier de la Présidente – Félicien Monnier
- Individu responsable ou consommateur? – Benjamin Ansermet
- Inondations aux mosaïques d’Orbe – Félicien Monnier
- La commune: cheville ou pierre d’angle? – Yannick Escher
- Droit de vote des étrangers – Rédaction
- Il n’y a de médecine que générale – Olivier Delacrétaz
- La clause de sauvegarde – Olivier Klunge
- Pas envie – Jacques Perrin
- Hodler au bord du Léman – Jean-Baptiste Bless
- Un jeune qui s’engage pour nos valeurs – Le Coin du Ronchon