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La clause de sauvegarde

Olivier Klunge
La Nation n° 2280 30 mai 2025

Le 14 mai dernier, le conseiller fédéral Beat Jans a tenu une conférence de presse sur la clause de sauvegarde négociée dans l’accord sur la libre circulation des personnes (ALCP), partie du paquet avec l’Union européenne (UE). Cette clause de sauvegarde doit permettre à la Suisse de restreindre temporairement la libre circulation des personnes si l’immigration en provenance de l’UE entraîne des difficultés sérieuses d’ordre économique ou social. Le communiqué de presse du Conseil fédéral ne détaillant pas les critères d’activation de cette soupape de sécurité, il est nécessaire de se fonder sur les recensions de la conférence par les médias.

 

Des critères de déclenchement…

Le Conseil fédéral entend fixer dans la loi des critères d’activation qui seraient «l’immigration, le marché du travail, la sécurité sociale, le logement et les transports»1. Ensuite, des seuils seraient fixés par ordonnance par le seul gouvernement quant à l’immigration nette en provenance de l’UE, le nombre de frontaliers, la hausse du chômage ou le taux de recours à l’aide sociale.

Selon Le Temps2, les seuils fixés, comme base de travail, seraient:

•  Chômage: augmentation de 30% sur l’ensemble du territoire par rapport à l’année précédente.

•  Immigration nette en provenance de l’UE: augmentation de 0,74%.

•  Frontaliers: augmentation de 0,34%.

•  Aide sociale: augmentation du taux de 12%.

Lorsque l’un de ces seuils serait dépassé pour toute la Suisse, «le Conseil fédéral est tenu d’examiner s’il y a lieu d’activer la clause de sauvegarde». Par ailleurs, chaque Canton pourrait solliciter du gouvernement fédéral l’activation de cette clause s’il est confronté à des difficultés sérieuses. «Dans ce cas, le Conseil fédéral peut aussi envisager des mesures de protection régionales.»

Les mesures envisagées une fois la clause de sauvegarde activées seraient des contingents, la priorité sur le marché du travail aux personnes vivant en Suisse, la restriction du droit de séjour des Européens en cas de chômage ou pour la recherche d’un emploi.

 

…qui sont inapplicables

La communication fédérale est rassurante: elle reconnaît que l’immigration, si elle est excessive, est en elle-même un facteur de désordre social. Elle fixe des critères précis pour décider s’il faut mettre en œuvre des mesures concrètes. On entrouvre même la porte pour qu’un Canton puisse demander une application particulière de la libre circulation sur son territoire.

Malheureusement, ces promesses ne résistent pas à une analyse politique et juridique des accords avec l’UE.

Premièrement, Vincenzo Mascioli, secrétaire d’Etat aux migrations, reconnait d’emblée que si ces barèmes avaient été appliqués ces dernières années, le Conseil fédéral aurait dû examiner l’activation de la clause de sauvegarde à pas moins de huit reprises depuis 2002. Cela aurait été le cas en 2002, 2003, 2008, 2009, 2011, 2013, 2020 et 2022. La hausse du chômage aurait déclenché le processus à quatre reprises durant cette période.

Si notre gouvernement fédéral estime ces critères pertinents, il doit alors constater que la libre circulation des personnes est déjà excessive et donc négocier avec l’UE, non une clause de sauvegarde, mais une limitation permanente de la libre circulation des personnes. Sinon, les seuils annoncés ne visent qu’à donner une impression de maîtrise et l’exécutif n’a pas l’intention de mettre en œuvre la clause après avoir «examiné» son activation.

Sur le plan juridique, ces déclarations n’ont qu’un usage interne. On parle en effet de transposition des principes de l’ALCP nouveau dans le droit interne helvétique. L’UE n’est nullement liée. Pour lier les parties, il eût fallu intégrer ces critères dans l’accord lui-même. Comme la Commission européenne a toujours insisté sur le caractère restrictif et exceptionnel de la clause de sauvegarde, on peut douter que c’eût été possible. Surtout, l’UE ne peut pas admettre que l’importance de l’immigration des Etats européens vers la Suisse puisse constituer, en tant que tel, un facteur de «difficultés sérieuses» alors que l’intensification des échanges intra-européens constitue un pilier de sa fondation et de son développement.

 

Un mécanisme complexe

Par ailleurs, malgré la rhétorique utilisée par le Conseil fédéral, il n’appartient pas à la Suisse de décider de déclencher la clause de sauvegarde et de fixer les éventuelles mesures en découlant. Le gouvernement doit d’abord solliciter le Comité mixte Suisse-UE pour l’autoriser à prendre les dispositions de protection proposées. Mais même avec son accord, le traité négocié autorise l’UE à répondre par des «mesures de rééquilibrage proportionnées au but visé» dans le domaine de la libre circulation des personnes.

Si l’UE ne donne pas son accord, avec ou sans mesures de rétorsion, la Suisse peut saisir le Tribunal arbitral. Si ce dernier donne raison à la Suisse, les mesures temporaires de sauvegarde peuvent s’appliquer et l’UE ne peut prendre des mesures qu’en matière de libre circulation des personnes. Si le Tribunal arbitral conclut que les conditions d’application de la clause de sauvegarde ne sont pas remplies, le Conseil fédéral peut tout de même décider des mesures de protection, mais l’UE peut alors prendre des mesures dans tous les autres accords sur le marché intérieur, hors agriculture.

La clause de sauvegarde de l’ALCP, fondée sur la notion floue de «problèmes sérieux d’ordre économique ou social», est juridiquement très complexe. Sa mise en œuvre politique est contraire aux buts de l’Union européenne vers un marché européen sans frontières et aux attentes d’Economiesuisse d’un réservoir de main-d’œuvre illimité. Il est douteux qu’elle puisse jamais être appliquée.

Notes:

1   Communiqué de presse du Conseil fédéral du 14 mai 2025.

2   Article d’Annick Chevillot du 14 mai 2025.

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