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Il n’y a de médecine que générale

Olivier Delacrétaz
La Nation n° 2280 30 mai 2025

La fonction du médecin généraliste est souvent réduite à celle d’un chef de gare de triage qui aiguille le patient vers les bons spécialistes, compile les résultats des examens et en déduit les soins à donner. Cette fonction de triage et de synthèse existe, elle est capitale, mais la médecine générale est beaucoup plus que ça, comme le montre, exemples à l’appui, l’essai Des Regards et des Maux1 que vient de publier le docteur François Pilet, fraîchement retraité de 43 ans de pratique dans la commune de Vouvry. En trois mois, plus de 3200 exemplaires ont été vendus.

L’être humain forme un tout relativement cohérent. Chaque affection du corps se reporte peu ou prou sur l’âme, et inversement. Tout vrai médecin, spécialisé ou non, traite donc, en même temps que la maladie, la personne qui en souffre. C’est particulièrement le cas du généraliste, qui suit son patient durant des années, on pourrait dire sur abonnement, et pour les maladies les plus diverses.

A la longue, la relation médicale qu’entretient le patient avec son généraliste peut déboucher sur une grande confiance, parfois sur une vraie amitié. La médecine générale est une médecine «durable».

L’être humain étant communautaire, le «chemin de vie» du patient est éclairé par ses relations familiales, ses parents, son conjoint, ses enfants, parfois même, en arrière-fond, par les générations précédentes. La relation médicale prolongée intègre progressivement tout un lot de confidences et de confessions. Cette maïeutique exige de la perspicacité et de la prudence. A cette profondeur, on risque à tout moment des dégâts collatéraux irréparables. Entre négligence et intrusion, le praticien doit godiller serré. La médecine générale est une médecine à haut risque.

On attend de notre médecin qu’il ne se contente pas de signer des ordonnances, mais qu’il nous informe en vérité, qu’il nous rassure aussi, s’il y a lieu. On attend qu’il établisse la communication, laquelle ne passe pas uniquement par la parole. C’est une attitude générale de disponibilité, qui se manifeste tout au long de la consultation, à l’exclusion consciente et organisée de tout pianotage numérique parasite. François Pilet accorde une grande importance au premier regard, où tout se concentre, à l’écoute patiente et attentive du patient et jusqu’à la prise de congé sur le seuil, parfois la dernière occasion pour le patient d’exhumer un élément psychologique déterminant.

La première partie du livre s’intitule «Une présence face-à-face» et la seconde «Une présence côte-à-côte». Parfois il s’impose de rire et de faire rire, parfois aussi de s’asseoir à côté du patient, de poser une main sur son épaule, de le prendre dans ses bras pour le décharger brièvement des souffrances intérieures que révèle sa maladie.

Pour François Pilet, le soin n’est pas que médical au sens strict: jouer les médiateurs entre les membres d’une famille peut aussi être un acte thérapeutique; défendre son patient contre une assurance pour qui l’assuré est d’abord un suspect; écrire une lettre bien sentie à tel conseiller d’Etat qui a couvert le renvoi d’une famille de migrants avec un bébé intransportable; accompagner un patient à son lieu de travail pour trouver avec son chef un modus vivendi qui lui permette de continuer à travailler malgré ses soucis de santé; empêcher qu’un autre ne soit placé dans un EMS contre la volonté de sa femme, parfaitement capable de s’en occuper, en l’interceptant juste avant son entrée et en le ramenant en voiture à la maison. La médecine générale est une médecine de combat.

Les prodigieux progrès des techniques médicales induisent une «médecine maximaliste», qui entraîne une surmédicalisation, un accroissement du contrôle social, l’apparition de nouvelles maladies, la financiarisation de la médecine, sans parler d’un aveuglement aux limites et aux impuissances de cette dernière, autant de déviations technocratiques contraires à l’esprit artisanal de la médecine générale telle que la pratique François Pilet. Elles entraînent aussi un recours presque forcé – en même temps qu’une soumission confortable – du praticien à ces outils si puissants, si rapides, si omniscients.

Ce livre est un essai, mais c’est aussi une galerie de portraits amicaux et subtils, où l’on peut voir que les individus les plus simples fonctionnent selon des mécanismes infiniment complexes et fragiles. François Pilet fait défiler des dizaines de patients vieux et jeunes, des familles unies, d’autres qui dysfonctionnent, des sportifs, des handicapés, des contes de fées et des récits d’horreurs. Tous appellent sa compassion attentive et savante.

L’ouvrage est encore, nolens volens, une autobiographie qui se donne par bribes et dont une postface de Jacques Poget souligne et prolonge la cohérence.

Mais voilà, le docteur Pilet a pris sa retraite. Le sentiment d’abandon de la population est à la hauteur des liens d’amitiés et de reconnaissance qu’ils ont noués au cours des ans et des consultations. Est-ce un nouveau «désert médical», comme en voit tant en Europe? Pas tout à fait: il existe dorénavant, initiée par le docteur Pilet, une Maison de la Santé du Haut-Lac, sorte de permanence généraliste regroupant des indépendants, palliant, au moins partiellement, le manque endémique de généralistes.

Nous refermons le livre avec le sentiment de connaître un médecin, sa pratique et ses réflexions, mais aussi, pour une part, Vouvry et la société vouvryenne. La médecine générale est une médecine enracinée.

Notes:

1   François Pilet, Des Regards et des Maux, postface de Jacques Poget, Editions Favre, 2025.

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