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La commune: cheville ou pierre d’angle?

Yannick Escher
La Nation n° 2280 30 mai 2025

Il arrive parfois qu’un mot, lancé sans malice, trahisse un déséquilibre plus profond. Ainsi en est-il de l’expression utilisée récemment par Madame Christelle Luisier Brodard, présidente du Conseil d’Etat, qualifiant les communes de «chevilles ouvrières du canton». L’image, qui se veut flatteuse, appelle pourtant à la réflexion, et même à la contradiction. Sous son apparente neutralité technocratique, elle en dit long sur le rapport de force institutionnel qui s’installe, insidieusement, entre le centre et la périphérie.

Il y a dans cette formule une saveur de langage administratif, de logistique appliquée à l’humain. On devine un monde où le politique se réduit à une mécanique huilée, où les communes deviennent les engrenages discrets d’un moteur conçu ailleurs. Pourtant, quiconque a vécu, ne serait-ce qu’un mandat, dans une municipalité, sait que cette image est fausse. La commune n’est pas une cheville. Elle est une demeure. Elle est ce lieu premier où s’exerce la responsabilité, où se noue le lien entre la loi et la vie, où le citoyen n’est pas un numéro mais un visage.

Ce n’est pas le Canton qui «fait participer» les communes à ses desseins. La commune est le lieu originel de l’engagement communautaire, c’est elle qui est le lieu de contact habituel entre le citoyen et l’autorité publique. Là où certains veulent bâtir une tour, les Suisses ont planté des racines.

Ceux qui ont médité les écrits d’Albert de Mun ou de René de La Tour du Pin savent que la politique véritable commence là où l’homme est enraciné. Pour eux, la commune n’était pas une structure parmi d’autres, mais une forme organique, le lieu où la justice sociale devient visible, où la charité prend corps dans les actes. La reconstruction sociale commence non dans des cénacles administratifs obscurs, mais dans les foyers, les paroisses, les communes.

Appeler une commune une «cheville», c’est oublier qu’elle est d’abord une école de liberté. Une école rude parfois, mais authentique. Ce n’est pas un hasard si les institutions les plus solides sont celles qui ont pris racine dans des communes vivantes, non celles pilotées par des plans quinquennaux ou des tableaux Excel.

Le glissement auquel nous assistons est peut-être moins accidentel qu’il n’y paraît. Le vocabulaire dit ce que la structure prépare. Il y a, dans cette réduction de la commune à un rôle fonctionnel, la marque d’une mutation silencieuse: la substitution progressive de la gouvernance à la politique. Là où l’on devrait parler de bien commun, on parle de coordination. Là où l’on attendrait des choix éthiques, on propose des synergies. Le citoyen devient un usager; l’élu, un opérateur et la commune, un relais logistique.

Ce glissement est dangereux. Il sape la confiance. Il transforme des maires en gestionnaires. Il éloigne le peuple de la chose publique. Il introduit, dans l’âme même du Pays de Vaud, une tentation de centralisme feutré, où la décision monte et la charge descend.

A l’heure où j’écris ces lignes, je regarde le clocher d’Henniez. Il ne sonne pas seulement les heures. Il rappelle une mémoire: celle d’un pays qui se bâtit du bas vers le haut, d’hommes et de femmes qui prennent soin de leurs voisins avant de gérer des flux. Dans nos villages, nous ne voulons pas être des appendices, mais des acteurs. Nous n’acceptons pas d’être des chevilles dans une machine, mais des pierres d’un édifice. Et si l’on veut que le Canton tienne debout, encore faut-il qu’il repose sur ces pierres avec respect.

A la vérité, le mot de Madame Luisier n’est pas qu’un mot. Il est le signe d’un renversement. Et il nous appartient de le contester, non par orgueil, mais par fidélité à ce que nous sommes. La commune n’est pas l’auxiliaire de l’ Etat: elle a sa propre légitimité. Son autonomie est une condition de la liberté.

A ceux qui nous gouvernent, nous demandons moins de planification et plus de considération, moins de pilotage et plus d’écoute, moins d’images et plus d’institutions. La liberté ne se décrète pas. Elle se vit. Et elle commence, non à Lausanne, mais sur le seuil d’une maison communale, là où l’homme s’engage au nom des siens.

Yannick Escher,
syndic d’Henniez

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