La menace selon le Conseil fédéral
Dans un rapport daté du 30 avril, les services de renseignements, à travers la voix du Conseil fédéral, se livrent à une analyse de la menace pesant sur la Suisse. Le rapport, destiné aux Chambres fédérales et au public, est assez court (13 pages)1. Malgré son caractère nécessairement synthétique, nous avons de la peine tant à suivre sa démarche qu’à adhérer aux conclusions.
Le cadre géopolitique
Tout commence par une description de la géopolitique actuelle qui se résume à la montée en puissance de la Chine, de la Russie, de l’Iran et de la Corée du Nord. Etrange prémisse, car il faudrait élargir le champ, expliquer, nuancer: la Chine est certes devenue la première économie mondiale, elle monopolise certaines productions, contrôle des routes commerciales et de plus en plus de ports, en Afrique comme en Europe, et constitue un arsenal inégalé — mais de cela, aucune trace. Il semblerait qu’elle passe son temps à espionner la Suisse. Espionner quoi? Le rapport ne l’explicite pas. On sait par la presse le fort intérêt chinois pour nos hautes écoles ou nos hangars d’aviation militaires, mais nous ne réalisons pas que cette posture défensive ne rend que très partiellement compte de la réalité: comme le rappelle l’expert du GCSP Jean-Marc Rickly dans ses conférences, la Chine a pris une longueur d’avance sur nous dans la plupart des domaines techniques: elle concentre par exemple 85% des innovations dans le domaine de l’IA, contre 15% aux Etats-Unis… tandis que l’Europe est aujourd’hui reléguée, selon ses termes, au rôle de «puissance régulante». On peut également rappeler que le secteur manufacturier chinois représente environ un tiers de la production industrielle mondiale. La menace principale n’est donc pas l’espionnage, mais bien le déclassement technique et industriel des pays d’Europe, et leur dépendance vertigineuse.
De plus, il semblerait que la Chine soit, avec la Russie, la seule puissance active dans la recherche d’information. C’est oublier que la plupart de nos bases de données et la quasi-totalité de nos systèmes informatiques sont américains. De plus, tout le monde sait que dans chaque ambassade de pays de taille moyenne résident des collaborateurs issus des milieux sécuritaires, dont le métier est la collecte d’informations. Il faudrait donc distinguer entre activités illégales et pratiques diplomatiques habituelles, ce que le rapport ne fait pas.
Concernant la Corée, quel serait le lien, si ce n’est lointain, avec notre sécurité? Comme le rappelle Giuliano da Empoli dans son dernier livre, la côte ouest américaine est effectivement à portée des missiles coréens2, et cela préoccupe la superpuissance étasunienne. Mais la phrase: «le développement de missiles intercontinentaux nord-coréens pouvant servir de vecteurs d’armes nucléaires a une influence sur la sécurité européenne» est aussi floue que fallacieuse, puisqu’il est précisé dans la foulée que «les Etats européens ne comptent pas parmi les principaux ennemis du pouvoir nord-coréen». Une lecture entre les lignes permet de comprendre que ce n’est que par leur solidarité avec les intérêts américains que les Européens se créent artificiellement cette nouvelle menace. L’envoi de troupes coréennes sur le front ukrainien, mentionné dans le rapport, ne nous concerne aussi que très indirectement et résulte aussi des connivences européennes.
Quant à l’Iran, nous avons la démonstration depuis quelques jours que ses moyens ont été largement surestimés, puisqu’il peine à faire jeu égal avec un pays dix fois moins peuplé que lui. Ici aussi, les complicités européennes ont encouragé les velléités bellicistes, tandis que le principe de l’attaque était, lui, intégré dans les cerveaux du public occidental depuis 2022 au moins, avec la sortie de Top gun : Maverick, dont le scénario jouait à l’avance les frappes dites «préventives» des USA, voire d’Israël. Or c’est imprégné de productions de ce genre que travaillent les milieux sécuritaires européens, l’image de l’ennemi étant intégrée sans réflexion. Pourtant, affaibli par une guerre économique qui dure depuis vingt ans, l’Iran ne représente en fait qu’une menace théorique pour ses voisins, puisqu’il n’a jamais pris l’initiative d’une attaque directe. Que les services de renseignements américains, relayés par l’Associated Press, eussent affirmé que l’Iran ne construisait pas de bombe nucléaire laissera encore longtemps planer le doute sur les raisons du bombardement américain.3
La désignation de ces menaces dans un rapport suisse ne s’explique que par la reprise aveugle de documents de sécurité américains datant de l’ère Biden comme le Mémorandum de sécurité nationale de 2024, approuvé juste avant la passation de pouvoirs, ou la Revue de posture nucléaire de 2022. Les ennemis de nos amis seraient-ils aussi nos ennemis?
C’est pourtant Guy Parmelin qui déclarait le 1er mai sur la RTS: «En politique internationale, il n’y a jamais d’amis, il y a des intérêts.» Il aurait pu ajouter que la Suisse n’a pas non plus d’ennemis, sauf ceux qu’elle se crée par ses alignements malheureux et ses maladresses répétées. On est en droit de se demander au passage s’il est opportun de citer nommément dans un rapport public des Etats avec lesquels nous entretenons par ailleurs d’excellentes relations diplomatiques.
Les menaces concrètes
Inévitablement, la Russie est au cœur de l’attention – au point de sembler faire office d’épouvantail: le pays est mentionné pas moins de trente-deux (!) fois. On apprend que Poutine, cité nommément trois fois, nous menacerait par tous les moyens imaginables, y compris les pires. Pourtant, nos relations ne demandaient qu’à rester excellentes, dans la tradition de neutralité que le tsar Alexandre Ier avait instaurée pour nous au Congrès de Vienne en 1815. Il est vrai que la Russie mène des opérations hostiles dans les pays européens, y compris sans doute chez nous, en profitant simplement de notre territoire ou en ciblant directement nos intérêts. Le Conseil fédéral a d’ailleurs la lucidité de reconnaître que, «dans le contexte de l’organisation de la conférence de haut niveau sur la paix en Ukraine, la Suisse s’est vue davantage ciblée par les médias de propagande russes. Depuis, elle se trouve plus fréquemment concernée par des activités d’influence russes». Cet aveu à demi-mot nous autorise à souligner que ce sont aussi nos choix de politique étrangère qui déterminent grandement la qualité des liens que nous entretenons avec les grandes puissances.
La première critique de ce rapport se résume à cette approche binaire du monde, qui diabolise les uns et oublie les autres, alors que la réalité est multicolore. Il semblerait, à lire cette analyse, que la contestation de l’hégémonie américaine constituerait une menace contre nos intérêts propres — et qu’elle serait l’apanage des quatre pays mentionnés ci-dessus. En fait, l’émergence de contrepoids à la toute-puissance d’un seul acteur est plutôt une bonne nouvelle pour les petits pays, et pourrait permettre au continent européen de prendre ce rôle de «puissance d’équilibre» autrefois dévolu à la France, ainsi qu’à la Suisse de jouer sa propre partition. De plus, force est de constater que c’est le reste du monde qui conteste l’ordre occidental établi au XXe siècle, et en prend inévitablement le relais, ne serait-ce que pour des raisons démographiques. Nos services ne l’auraient-ils pas encore réalisé? Leur point de vue nous met en porte-à-faux avec ces évolutions récentes, alors qu’il faudrait s’y adapter.
Notes:
1 Appréciation annuelle de la menace - Rapport du Conseil fédéral aux Chambres fédérales et au public, FF 2025 1447.
2 Giuliano da Empoli, L’heure des prédateurs, Gallimard, 2025.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Des logements, vite! – Editorial, Olivier Klunge
- Vive la marche à pied – Antoine Rochat
- Touche pas à ma subvention! – C.
- En lisant Le Guépard – Yannick Escher
- Les Jeunes filles de Montherlant – Lars Klawonn
- En même temps – Olivier Delacrétaz
- Presse régionale – On nous écrit – On nous écrit, Rédaction
- Sortir par la porte, revenir par la fenêtre – Lionel Hort
- Canicule dans l’Ajoie et la bonne humeur – Le Coin du Ronchon