Le Haut-Karabakh I: les antécédents d’un conflit
Notre ami Alexandre Pahud, qui a voyagé en Arménie en 2015, s’intéresse particulièrement à ce pays, auquel il a consacré de nombreuses heures d’étude. Il nous propose quatre articles sur le conflit du Haut-Karabakh, du XIXe siècle à aujourd’hui, conflit qui n’a pas bénéficié d’une couverture médiatique suffisante. Nous avons jugé intéressant de nous pencher sur le passé mouvementé de ce territoire situé au coeur de nombreuses zones d'influences. Il paraîtra un article chaque mois.
Enclave arménienne dans l’actuelle République d’Azerbaïdjan, le Haut-Karabakh, appelé aussi Artsakh, a longtemps servi de repli montagneux aux Arméniens confrontés à l’expansion des peuples turcophones issus d’Asie centrale. Après plusieurs siècles de domination persane, qui lui laissa une relative autonomie sous l’administration de princes indigènes (méliks), ce territoire est englobé au début du XIXe siècle dans la Russie tsariste, laquelle, soucieuse de s’assurer un accès à la Mer Noire et à la Caspienne, repousse toujours plus ses frontières méridionales au détriment des Ottomans et des Perses1.
La mainmise russe au sud du Caucase entraîne d’importants mouvements de populations. Alors que de nombreux musulmans, refusant toute allégeance à un pouvoir chrétien, gagnent les provinces orientales de l’Empire ottoman, des dizaines de milliers d’Arméniens, désireux d’améliorer leur sort, s’installent dans les territoires contrôlés par les Russes. Du même coup, cette immigration renforce l’élément arménien présent au Karabakh, région où il se trouvait particulièrement menacé.
Pourtant, les espoirs de libération nationale s’accordent assez mal avec les objectifs de la politique tsariste. D’une part, les découpages administratifs successifs empêchent le regroupement des Arméniens dans une seule et même province; d’autre part, en milieu rural, les prérogatives qu’exercent les grands propriétaires musulmans sur les paysans chrétiens se voient confirmées par les nouvelles autorités, peu enclines aux réformes agraires; enfin, le pouvoir central favorise l’implantation de colons russes en Transcaucasie, qui accaparent les meilleures terres non sans provoquer de vives tensions avec les populations locales. Seul avantage notable, les Arméniens bénéficient en 1836 d’un statut officiel de communauté religieuse, statut qui garantit la liberté de culte et d’enseignement ainsi que les droits de propriété du clergé.
L’évolution toujours plus autoritaire du régime tsariste finit par provoquer de sérieux troubles au sud du Caucase. A la fin du siècle, le tsar Alexandre III, partisan de la russification à outrance, entend supprimer les écoles arméniennes, interdire la publication des journaux et séculariser les biens de l’Eglise locale. Ce faisant, il suscite une alliance inattendue entre la bourgeoisie arménienne et les révolutionnaires dachnaks, partisans de l’action terroriste. Afin de se maintenir dans la région, les autorités russes pratiquent le «diviser pour régner», exploitant les rivalités ethniques et sociales qui opposent les Arméniens aux Tatars (ancien nom des Azéris). Particulièrement vives à Bakou, où l’industrie pétrolière dirigée par des Arméniens emploie un prolétariat à la fois arménien et azéri, les tensions culminent en février 1905, lors d’un pogrom dirigé contre la minorité arménienne. Ces événements tragiques se déroulent avec la complicité passive des troupes russes qui n’interviennent pas, quoique stationnées sur place.
L’effondrement de l’Empire des tsars, consécutif à la révolution bolchévique de 1917, ouvre une période de chaos inextricable en Transcaucasie, période durant laquelle émergent trois républiques éphémères, la Géorgie, l’Azerbaïdjan et l’Arménie. Dans un contexte apocalyptique, où se mêlent famines, épidémies, destructions matérielles et flots de réfugiés, le gouvernement à la tête de l’Arménie, dominé par les dachnaks, doit non seulement créer ex nihilo des institutions étatiques, mais surtout stabiliser ses frontières avec les pays voisins. S’ils affrontent les Géorgiens dans la région de Bortchali, les Arméniens connaissent leurs plus gros contentieux territoriaux avec l’Azerbaïdjan qui revendique trois importantes régions arméniennes, à savoir le Nakhitchevan, le Zanguezour et le Karabakh. Pour atteindre leurs objectifs, les Azéris comptent beaucoup sur l’armée ottomane, laquelle a repris l’offensive dans le Caucase dès l’annonce du retrait des troupes russes.
Si l’armistice de Moudros (30 octobre 1918), sanctionnant la défaite de l’Empire ottoman face aux Alliés, met un terme provisoire aux velléités turques d’expansion à l’est, la guerre que se livrent Arméniens et Azéris continue à faire rage dans un Caucase en pleine anarchie. Après une brève période d’administration britannique, aussi néfaste qu’inéquitable, les trois républiques transcaucasiennes sont annexées à tour de rôle par les bolchéviques qui interviennent en force dans la région, dès le printemps 1920. Très isolée sur la scène internationale, la jeune URSS, invoquant la lutte contre l’impérialisme, se rapproche de la Turquie de Mustafa Kemal Pacha, alors en plein redressement. Attaquée de toute part, l’Arménie indépendante fait les frais de cette alliance, tandis que les deux puissances s’entendent pour se partager son territoire. Quant au Karabakh, resté séparé de l’Arménie, ses habitants manifestent à maintes reprises, entre 1918 et 1921, leur refus absolu d’intégrer la République d’Azerbaïdjan, et cela en dépit des massacres et des destructions. Cette attitude constante, et jamais démentie par la suite, est un paramètre important à prendre en compte dans la problématique du Haut-Karabakh.
Notes:
1 A. et J.-P. Mahé, Histoire de l’Arménie, des origines à nos jours, [Paris]: Perrin, 2012, pp. 399-526.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Léon XIV, combien de posts sur X? – Editorial, Félicien Monnier
- Pas de second siège au Conseil des Etats pour les anciens demi-Cantons bâlois – Xavier Panchaud
- 2025 Année Vallotton – Antoine Rochat
- Les Célibataires de Montherlant – Lars Klawonn
- Dégraisser le mammouth – Olivier Delacrétaz
- Mort d’un grand historien – Antoine Rochat
- Une création mondiale – Jean-François Cavin
- Tout, absolument tout, sur Lausanne-Morges – Jean-François Cavin
- La rencontre de Cologny – Félicien Monnier
- Sauver le climat ou guérir le stress, il faut choisir – Le Coin du Ronchon