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Les Célibataires de Montherlant

Lars Klawonn
La Nation n° 2279 16 mai 2025

Les Célibataires (1934) d’Henry de Montherlant est un roman étrange. D’une tonalité féroce et sombre, mais également imprégné d’un humour corrosif et ravageur, il instaure une certaine distance vis-à-vis des personnages. Ceux-ci sont des petites bêtes égoïstes et pathétiques, des espèces d’insectes malfaisantes, vouées à la décrépitude.

Nous sommes en 1924. Cela se passe à Paris, boulevard Arago, dans le quartier du Montparnasse. C’est la vie des aristocrates déchus. On rafistole les vêtements par manque d’argent, même endetté jusqu’au cou, on garde les domestiques, on maintient coûte que coûte le train de vie habituel. Chacun ne recherche que ses propres intérêts. La seule figure soucieuse du bien de la famille, la comtesse de Coantré, meurt avant même le début du roman, laissant son fils Léon seul dans l’appartement qu’il partage avec son oncle Elie de Coëtquidan, tous les deux des célibataires invétérés.

A aucun moment, on ne s’identifie à ces personnages caractérisés par leur inaptitude universelle. Ils n’ont aucune conscience du monde, pas le moindre sens du dévouement et manquent aussi de probité. Dans la première partie du roman, ils s’incrustent dans leurs habitudes invariables. De façon magistrale, le roman nous communique une atmosphère de claustration où domine l’impression très étouffante que ses personnages sont disjoints du monde et que le temps s’est arrêté depuis des décennies.

Le décès de la comtesse, qui s’occupait de tout dans son ménage de célibataires, déclenche le retour du temps dans la vie de Léon, dicté par l’urgence: il faut qu’il prenne en main les dettes sous lesquelles il croule. Pour ce faire, il est obligé de se rendre au cabinet de notaire, et donc de sortir, de quitter la maison qu’il n’avait plus quitté depuis vingt ans, ayant vécu sous l’aile de sa mère durant tout ce temps, qu’il a consacré au jardinage, son unique occupation.

De Paris, Léon n’a qu’une image fugitive et angoissante. Il le traverse à pied par souci d’économiser des sous, la marche contrainte et hâtive de peur d’être abordé, arrêté ou même écrasé par une voiture. Il est un débris du temps au milieu de la vie des hommes.

Contraint de déménager à cause des dettes, Léon compte sur le soutien de ses deux oncles Octave et Elie de Coëtquidan pour lui trouver une situation. On le rassure faussement, on le berce d’illusions. A aucun moment on n’a l’intention de vouloir l’aider. Tout ce qu’il obtient est un billet de 500 francs, à l’occasion de son anniversaire. Il en profite pour s’offrir une grande virée nocturne, une longue déambulation à travers Montparnasse à la recherche d’une aventure amoureuse. Il se tient dans les cafés où on rencontre des femmes, mais sans réussir à entrer en contact avec aucune d’elles. Coincé entre son envie, son désir et son angoisse d’être bousculé dans ses habitudes, il finit par renoncer. Cette aventure qui ne débouche sur rien, il n’arrive même pas à dépenser les cinq cents francs, annonce le début de sa chute. Son destin est scellé définitivement quand il apprend qu’Octave a donné huit mille francs à une œuvre de bienfaisance par peur de perdre un procès engagé contre lui plutôt que de venir en aide à son neveu laissé presque sans subside et désœuvré à la campagne, en Normandie, dans le logis d’une ancienne maison de garde abandonnée.

Les Célibataires est un roman féroce sur l’humanité. Porté par l’idée d’explorer l’existence humaine en général et les affres de la vie célibataire en particulier dans sa réalité la plus cruelle, la plus sinistre et la plus glauque, Montherlant n’est pas un écrivain humaniste. Chez lui, la cruauté de la vie est un engrenage de circonstances et de mauvaises intentions. On décèle une grande distance, voire un certain mépris dans sa manière de traiter ses personnages. Aucun n’est porté par la compassion, la pitié, ou même par le simple sens de l’entraide.

Ses personnages extravagants et hédonistes sont pourtant inspirés de la vie de Montherlant. Descendant d’une famille de la noblesse catalane et resté célibataire toute sa vie, la déchéance de l’aristocratie ruinée ne lui est pas étrangère: Elie et Léon ont pour modèle deux oncles qui habitaient dans la demeure familiale de Neuilly. Ayant reçu une éducation catholique, mais se considérant lui-même comme athée, Montherlant a gardé le sens moral des choses et le mépris de la vie moderne égalitaire et progressiste. Ses grands thèmes sont l’héroïsme, l’Antiquité, la guerre, l’enfance, l’amitié, la camaraderie et la vie célibataire qu’il abordera également, mais sous un angle totalement différent, dans un autre grand roman, Les jeunes filles.

La solitude atroce dans laquelle il plonge Léon de Coantré vers la fin du roman, cette absence de tendresse et d’émotion pour son personnage, certes naïf et médiocre, mais tout de même incapable de méchanceté, s’explique certainement par le désir qu’il avait à ce moment de sa vie de rompre avec son passé, ce qui est toujours impossible, et par le mépris qu’il ressentait pour certains membres de sa famille dont il s’était senti proche.

Anti freudien et homme sans compromis, il s’est retiré dans sa solitude blessée de l’homme qui détestait sa propre personne. C’est de ce venin de mépris précisément dont il tirait à la fois la force de son écriture sublime et son goût pour la beauté, et cela jusqu’à sa dernière ligne.

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